THIS IS NOT THAT, article dans EVER Magazine Article sur le site Ever Magazine
rédigé par: Lucille Dupré
L’été sera indien. Le Centre George Pompidou l’a annoncé, et lance en grande pompe son exposition Paris-Delhi-Bombay le 25 mai 2011. Le même jour, le Musée Guimet nous fera découvrir les installations de l’artiste contemporain Rina Banerjee, dans le cadre de sa « saison indienne », entamée en avril dernier. Et un florilège de galeries parisiennes suivent la vague, délaissant semble-t-il les Chinois, dont on a bien trop parlé cet hiver, pour ce nouvel Eldorado. Serait-ce un effet de mode ? Ou un réel mouvement artistique qui s’amorce là ?
A une semaine du vernissage de Beaubourg, la galerie Duboys nous fait plutôt pencher vers la seconde option. Du 19 mai au 19 juin 2011, ce nouvel espace d’art contemporain présente en effet 10 photographes indiens encore jamais exposés en Europe, et dévoile du même coup une jeune scène qui entend bien nous montrer leur pays, outrageusement couvert pendant des décennies par le photojournalisme occidental. Voilà en tout cas la volonté de ce lieu qui a ouvert en octobre 2010, une volonté presque politique de retourner notre regard, de nous donner un autre point de vue sur le deuxième pays le plus peuplé du monde. Ou plutôt une multitude de points de vue, qui viendraient tous du même centre géographique (contrairement au Centre George Pompidou, qui présente également une série d’artistes français).
L’exposition est intitulée This Is Not That, titre que résume brièvement cette formule lapidaire : « Ce qui est vrai est caché par nombres d’illusions complexes ».
Loin du photojournalisme donc, car il ne s’agit pas de donner une image objective de l’Inde, mais de nous la montrer depuis l’intérieur, avec subjectivité donc, en déformant l’apparence que l’on connaît de ce pays.
Pour parler plus clairement, rien de mieux que de vous en donner l’exemple. Ce qui relève du subjectif relève du sujet : le travail de Swapan Parekh (voir ci-dessus) illustre cette définition. Sa série intitulée Between Me and I nous balade dans des paysages non définis au cadre serré, celui d’un regard qui attrape ce qui est à sa portée. Le geste est humain, l’appareil numérique, médium simple qui permet des prises de vue à la volée. L’artiste retranscrit son ressenti sur ce qui l’entoure, aux travers d’images étranges : vache sacrée émergeant d’un buisson, arbre qui semble traverser un paysage urbain ou superposition de reflets de silhouettes passant dans la rue. A l’ère de l’individualisme, loin des foules qui définissent habituellement l’Inde, Parekh nous montre un pays où l’on peut aussi être seul. C’est également ce à quoi s’emploie Mahesh Shantaram, qui questionne l’ « ironie de notre époque », où la surpopulation et le développement des réseaux sociaux n’empêchent en rien le sentiment de solitude qui semble gagner ces hommes et ces femmes que le photographe capture chez eux, le regard vague. Still looking : ils cherchent encore quelqu’un, ou quelque chose. Ce qui relève du subjectif relève donc du point de vue de l’artiste mais également de ceux qu’il observe, à qui il délègue son regard, tel que dans ces portraits frontaux, « coups de poing », de Soham Gupta. Les défavorisés d’Howrah et Calcutta vous jettent leurs yeux en pleine face.
Mais répétons le : « ce qui est vrai est caché par nombres d’illusions complexes ». Exprimer l’Inde contemporaine peut se faire de multiples façons, frontalement comme aux travers de filtres qui relèvent souvent de l’imaginaire et de l’onirique. Du rêve, trois photographes en font le thème central de leur travail. Fabien Charuau propose dans sa série Stumble Asleep, littéralement « trébucher dans le sommeil », une interprétation « émotive » de la classe moyenne du pays. Il est le seul artiste français de cette sélection pointue, qui ne contredit en rien le postulat premier de cette exposition puisque pour l’un des fondateurs de la galerie, Dominique Charlet, l’artiste « se sent plus indien que les Indiens ». Venant d’une Inde non pas rêvée parce qu’exotique mais parce qu’elle s’exprime dans des détails infimes et poétiques.
Plus littéralement, Dhruv Dhawan, de son côté, s’emploie à collectionner les êtres endormis dans les rues de Mumbai. Et Binu Bhaskar (voir ci-dessus) nous promène dans des paysages nocturnes impressionnistes. Ses photographies, dont le flou déforme les corps des foules, parlent du mouvement et de l’énergie qui soulèvent son pays chaque soir aux heures de pointe. Mais semblent également dire quelque chose de l’évolution de cette Nation-Continent, en pleine croissance.
Sortir du photo-journalisme, c’est enfin et en effet exprimer autrement la dimension sociale d’une Nation, ce qui l’anime à un moment donné, par des moyens artistiques qui n’entendent pas être objectifs. Cela peut être partir d’un fait concret : la disparition des petites salles de cinéma de Bombay, par exemple, tel que nous le montre Zubin Pastakia. Documentaire, le projet de ce photographe se nourrit tout en même temps de la dimension affective de ces espaces urbains qui relèvent de l’histoire, et d’une forme de nostalgie. Entre présent et passé, pour exprimer une transition ? C’est à cette question qu’entend répondre Brijesh Patel, lorsqu’il effectue pour nous la marche du sel de 1930, de Gandhi. Il nous montre ce que sont devenus les paysages traversés alors par cette figure de l’indépendance, tout en recherchant sur son chemin les « héritiers contemporains de sa philosophie ». Chaque pays contient ses propres contradictions, mais l’Inde, plus qu’aucun autre, semble être parvenue à un moment où tradition et modernité, spiritualité et consumérisme n’entrent plus seulement en lutte mais s’entremêlent étroitement. Aux artistes de mettre en image cette façon qu’elle a de faire lien.
Le photomontage est de fait la technique utilisée par deux artistes : Neil Chowdhury (voir ci-dessus) et Pradeep Dalal. Le premier juxtapose publicités récentes, icônes religieuses, détails de dessins classiques et scènes de vie contemporaine dans un même tableau qui, si l’on ne le regarde pas de près, peut sembler « réel ». Dalal, de son côté, réunit les différents aspects de ce regard multiple porté sur l’Inde. Il effectue des collages numériques, mêle un panorama de Bombay datant du 19ème siècle, des paysages marins, des broderies de sa mère ou des photos de famille. Il assemble ainsi le micro et le macro, l’intime et la mémoire collective, le passé de sa ville et la rapidité avec laquelle elle se transforme. Ce qui est la vérité de l’Inde est soulevé par de multiples artifices qui, mis bout à bout, semblent finalement nous dire : This Is That, voilà ce que c’est que ce pays, vu par ceux qui l’observent le mieux.
L’été indien n’est pas une mode, et devrait même se prolonger bien plus loin que la saison qui lui a été désignée, à Paris, en 2011.
Lucille Dupré
This Is Not That, du 19 mai au 19 juin 2011
à la Galerie Duboys
6, rue des Coutures Saint-Gervais 75003 Paris
Mardi 24 mai 2011